L’horizon: le règne des absents
Au Sénégal, dès le plus jeune âge, les enfants scrutent l’horizon là où le ciel et la mer semblent se fondre et commencent à rêver d’un ailleurs.
En grandissant, le chômage et la précarité des emplois les poussent vers une profonde incertitude. L’émigration devient souvent leur dernier espoir, symbole de réussite et d’une vie meilleure, tant pour ceux qui partent que pour ceux qui restent.
La séparation des familles le long des routes migratoires est devenue banale. Chaque année, des centaines de migrants perdent le contact avec leurs proches, voire disparaissent, plongeant leurs familles dans une angoisse insoutenable. Entre 2014 et 2023, la Méditerranée a englouti 27 000 vies, et en 2023 seulement, plus de 2 500 personnes ont disparues ou perdues la vie. Ces chiffres restent néanmoins sous-estimés, les autorités au Sénégal et au Maroc ne communiquent pas ou très peu sur ces bilans difficiles à évaluer car les naufrages invisibles sont considérés comme fréquents sur cette route.
Chaque jour, au Sénégal comme ailleurs, des familles entières vivent avec la douleur de ne pas savoir ce qui est advenu de leurs proches qui ont empruntés ces routes migratoires. Ces disparitions constituent indéniablement une conséquence humanitaire tragique, bien qu’elles deviennent presque banales au Sénégal. Malgré tout, des milliers de personnes en souffrent. Bon nombre de ces familles à la recherche d’un être cher font face aux difficultés psychosociales, administratives, juridiques et économiques liées à la disparition.
Le droit de connaître le sort et la localisation de proches portés disparus est fondamental.
Ce « droit de savoir » est reconnu à la fois par le droit international humanitaire et par le droit des droits de l’homme. Un certain nombre de personnes portées disparues ont sans doute péri, mais il n’y a aucune confirmation de leur décès. Dans ce cas ne reste que le vide de l’absence.
Dans l’ombre des disparitions de migrants au Sénégal, des familles se battent avec l’espoir et l’incertitude. Les proches, plongés dans l’attente interminable, refusent souvent de perdre espoir, gardant en eux la conviction du retour de leurs êtres chers. Mais l’espoir confronté à la réalité cruelle de l’absence pousse certains à s’en remettre à Dieu, tandis que d’autres s’endettent pour consulter des marabouts, cherchant désespérément à percer le mystère entourant le sort de leurs proches disparus.
Tous réagissent différemment et adoptent des stratégies pour affronter le quotidien, avec un sentiment de culpabilité de n’avoir pas pu empêcher la disparition de l’être cher. Comment continuer sans avoir de réponse ? Il faut malgré tout avancer, travailler et prendre soin de leurs enfants et familles.
Beaucoup de proches réduisent leurs contacts sociaux et évitent les activités agréables ou nouvelles relations, afin de ne pas trahir la mémoire de la personne disparue. Il peut arriver que les femmes privées de leurs époux soient forcées d’adopter le point de vue de leur belle-famille et de garder leurs sentiments véritables au plus profond d’elles-mêmes. Parents, frères et soeurs, enfants évitent parfois d’exprimer leurs craintes, leur chagrin ou leur angoisse pour ne pas faire souffrir leurs proches.
Durant trois mois, de juillet à septembre 2023, j’ai rencontré des familles de disparus marquées par l’incertitude et l’impossibilité de faire leur deuil.